11

À son réveil, Bak en avait « ras le pagne », comme aurait dit un de ses Medjai, tué dans l’exercice de son devoir l’année précédente. Une furieuse envie le démangeait de mettre la main sur celui qui avait glissé le cobra entre ses draps. Si c’était dans l’espoir de l’empêcher de fouiner, ce plan avait lamentablement échoué.

Le lieutenant prit congé de Neboua au lever du soleil, envoya les vingt lanciers aux magasins de la garnison pour se munir d’outils et de provisions, puis se rendit au marché en vue d’annoncer à Pachenouro la nouvelle besogne dont il était chargé. Il chercha ses deux Medjai le long d’allées étroites et tortueuses, entre des étals qui attiraient déjà des chalands. En échange de quelques perles de faïence, Bak se procura son petit déjeuner – un pain plat et un bol de ragoût de lentilles bien épais – qu’il mangea tout en marchant.

Malgré l’heure matinale, les étals en bois surmontés de toits de joncs ou de feuilles de palmier tressées étaient couverts d’une profusion de coupes remplies d’aromates, d’amulettes et de talismans, de haricots et de lentilles, de pinces, de rasoirs et de couteaux de bronze, à côté d’une multitude d’autres menus objets. Les articles plus volumineux s’entassaient contre des murs précaires : faux à lame en silex et charrues de bois, pièces de lin, grosses jarres de bière, d’huile ou de salaisons, amphores de vin ou de miel. Les cultivateurs édifiaient des pyramides rouges, vertes et jaunes de fruits et de légumes frais sur des nattes de roseaux déployées à terre. Quelques-uns attendaient derrière des paniers débordant de dattes succulentes, de gâteaux enrobés de miel, de pains, d’œufs ou de céréales. Plusieurs paysans avaient accroché de la volaille non plumée sur les montants de bois de leur abri, tandis que d’autres alignaient des poissons sur le sol.

Les étals que Bak préférait, c’était ceux des hommes et des femmes venus de loin, en amont. Assis par terre en tailleur ou perchés sur des tabourets, ces gens étaient aussi exotiques que les produits qui les entouraient. Courts et gras, longs et sveltes, peints, tatoués, scarifiés, luisant d’huile, striés d’argile rouge ou de cendres blanches. Certains presque nus, d’autres vêtus avec recherche, quelques-uns ne se démarquant en rien par la tenue des habitants de Kemet. Ils proposaient des peaux fauves ou mouchetées, des plumes et des œufs d’autruche, des essences de bois rares ou des fragments de pierres gemmes, des quadrupèdes et des oiseaux en cage, des esclaves entravés.

Les clients, quoique rares de si bon matin, étaient tout aussi fascinants : agriculteurs et villageois de la région, soldats, matelots, marchands venus de Kemet et du nord, bouviers, cultivateurs de l’extrême sud. Chacun avait apporté des objets à troquer, des denrées banales à ses yeux, mais désirables ou rares à ceux des autres.

Ayant franchi une étendue de sable, Bak trouva Pachenouro assis sur le muret d’un enclos où se mêlaient des chèvres et des moutons. Il discutait avec un éleveur chauve et ventripotent. Une poussière impalpable s’élevait au-dessus des créatures bêlantes, qui trottaient çà et là sans raison. Dans d’autres enclos étaient parqués des ânes, une mule solitaire – rare dans cette partie du monde –, des bestiaux à cornes courtes ou longues, qui brayaient ou beuglaient pour protester contre leur emprisonnement. Là-bas aussi la poussière volait, portant l’odeur des animaux et du fumier.

— Le gamin a été aperçu, annonça Pachenouro quand l’éleveur se fut éloigné, mais il est aussi insaisissable qu’une anguille. Ici un moment, disparu l’instant d’après. Aujourd’hui, nous aller chercher les éventuelles cachettes hors du marché. Nous inspecterons toutes les maisons, inoccupées et habitées, ainsi que les entrepôts de provisions.

Bak regarda les rangées de dépôts qui séparaient le marché du port. Pour peu que les bâtiments ne soient pas désaffectés, il faudrait aux deux hommes tout une semaine pour examiner les marchandises conservées à l’intérieur. Si Bak avait eu Ouaser devant lui, il n’aurait pu répondre de ses actes.

— Il y a contrordre. Je dois t’assigner une nouvelle mission.

— Une nouvelle mission ? répéta le Medjai, ébahi. Je croyais que retrouver l’enfant passait avant tout le reste !

— Pour nous, oui ! répondit Bak avec un petit rire sec. Mais le chef de cette garnison a des priorités différentes. Il m’a ordonné de rendre le fort de la grande île habitable, afin qu’Amon-Psaro puisse y goûter le confort et la sécurité. Je n’ai pas d’autre choix que de te mettre à la tête du groupe qui exécutera cette corvée. J’ai emprunté quelques hommes à Neboua et j’en enverrai quatre aider Kasaya. Viens, allons le rejoindre, dit-il en chassant une mouche qui bourdonnait autour de son visage. Je vous expliquerai cela à tous les deux en même temps.

Pachenouro secoua la tête avec consternation :

— Comment a-t-il pu prendre une telle décision, chef ? Pourquoi agit-il ainsi ?

 

— Il était inutile de faire venir des hommes de Bouhen ! déclara Houy, qui, la main en visière, regardait le navire des lanciers de Neboua se détacher du quai. Depuis la mort de Pouemrê, ses hommes sont désœuvrés. Je pensais te confier sa compagnie jusqu’à ce que tu sois rappelé à Bouhen, ou que le commandant Thouti envoie quelqu’un occuper le poste vacant.

« Encore une tâche absorbante ! » pensa Bak. Diriger une compagnie de lanciers était un travail à plein temps.

— Neboua m’a proposé des hommes, et j’ai accepté, dit-il sans se compromettre. Quant à une compagnie entière… je doute qu’il m’en faille autant, mais je ne peux en être sûr avant d’avoir vu le fort.

— On y va ? proposa Houy en montant dans la barque qu’il avait mise à la disposition du policier.

L’embarcation tangua sous son poids et la coque érafla le revêtement de pierre qui empêchait la berge de se désagréger entre les deux quais.

Bak défit les amarres, sauta à l’intérieur et prit place près du gouvernail. Il empoigna les avirons et glissa sur la surface de l’eau, pareille à du verre. Le bateau, petit et compact, était facile à manier, même par un seul homme. C’était un plaisir de naviguer. Bak avait grande envie d’essayer la voile, mais cela devrait attendre le retour. À Iken comme à Bouhen, la brise soufflait du nord.

Il fallait reconnaître que Houy s’efforçait de faciliter les préparatifs. Il avait fourni en quantité vivres et outils. Il avait garanti autant de renforts que nécessaire et avait fait en sorte que deux bateaux de ravitaillement transportent les hommes, les provisions et les matériaux de construction sur l’île. Il avait lui-même procuré la barque. Enfin, il s’était offert à accompagner Bak lors de cette première visite, pour le guider à travers les courants périlleux en amont des rapides. Un homme déterminé à assassiner le roi kouchite se serait-il montré aussi serviable ? Certainement, pour peu qu’il y trouve un intérêt.

À l’extrémité du quai, le courant s’empara de la barque avec une force surprenante et l’emporta à folle allure.

— Engage-toi dans le chenal, conseilla Houy. Il ne faudrait pas être jeté contre la grande île, mais la contourner.

Bak acquiesça. Il se rappelait le tracé des îles telles qu’il les avait vues du haut de l’éperon, la première fois qu’il avait parlé avec Houy. Vers le sud, le fleuve était large et relativement exempt d’obstacles. Cependant, juste devant la cité, il se ramifiait en de multiples canaux pour contourner des îlots et des affleurements rocheux, formant des rapides impétueux sur lesquels toute navigation s’avérait impossible. L’île la plus proche d’Iken était le long et étroit éboulis de rocs déchiquetés d’où l’homme à la fronde avait harcelé Bak et ses Medjai. Des poches de terre donnaient prise à des arbustes et des broussailles maigres mais tenaces, qui disparaîtraient sous les eaux de la crue.

Un second chenal séparait cette île d’une autre, divisée par la montée des flots en deux portions de terre reliées par des isthmes étroits. L’arête nord, assez haute pour émerger même par la plus forte crue, était occupée par une maigre végétation et par l’ancien fortin. Bak devait contourner la longue île étroite et s’engager dans le second passage.

Suivant la recommandation de Houy, il enfonça les rames dans l’eau et ses coups puissants vinrent à bout du courant. Quand ils dépassèrent la pointe sud de la grande île, Bak vit que l’eau avait envahi les parties basses, s’infiltrant sur une terre encore sèche un ou deux jours plus tôt. Il propulsa l’esquif dans le chenal et le dirigea vers le fort. Un courant les déporta vers la droite, où deux îlots rocailleux encadraient l’embouchure d’un petit goulet. Bak entendit au-delà le grondement des eaux furieuses, et il distingua des escarpements aigus au-dessus d’un bouillonnement d’écume.

— Attention ! avertit Houy.

Bak mania avec énergie le gouvernail et les rames, pour que la barque pivote au milieu du courant. Il se réjouissait que Houy l’ait accompagné. Pour un homme ayant grandi à Kemet, où le fleuve suivait un cours uni et majestueux avec pour seuls périls les hauts-fonds, ces torrents sauvages représentaient une expérience nouvelle et déconcertante.

En avant, le chenal restait dégagé jusqu’au point d’amarrage. Le fort était un édifice rudimentaire, aux murailles en brique crue bâties sur un revêtement de pierre qui épousait les contours de l’île. La fortification était protégée par intervalles par de courts éperons massifs. Le navire sur lequel les lanciers de Neboua avaient navigué était amarré contre la rive rocheuse, et les derniers soldats débarquaient. Les autres, chargés de paniers ou d’outils, formaient une ligne irrégulière pour transporter le ravitaillement le long d’une pente escarpée, vers un portail à moitié effondré.

Alors qu’ils se laissaient porter par le courant, le grondement des eaux derrière eux s’atténua, et un autre, plus guttural, résonna en avant. Impressionné par la puissance qu’il discernait, Bak se leva pour regarder. À une centaine de coudées au-delà de l’entrée du fort, le fleuve n’était plus qu’un enchevêtrement sauvage de rochers et d’écume blanche. Un arc-en-ciel, deux fois plus haut que la taille d’un homme, s’appuyait en tremblant sur les embruns.

— À présent, tu comprends pourquoi nous halons les navires sur la terre ferme, remarqua Houy.

— Ils seraient fracassés dans ces courants.

Glacé à ce spectacle, Bak se rassit et dirigea l’esquif vers les eaux moins profondes qui baignaient l’île.

— J’avais observé les rapides depuis les remparts, mais vus d’une telle distance, ils perdent leur impact sur les sens.

— Il y a une passe encore plus dangereuse en aval, avant les derniers rochers.

L’officier attrapa le cordage et noua l’extrémité en boucle en vue de l’amarrage. Au moment où la barque heurtait la berge, il lança la boucle sur un pieu rendu gris par le soleil et luisant par l’usure. Ils suivirent le dernier soldat de la file et gravirent le sentier abrupt pour pénétrer dans le fort.

Bak s’arrêta à la porte pour regarder autour de lui. Sa première réaction fut l’accablement. Qualifier cet endroit de place forte était un mensonge éhonté. Ce n’était qu’un mur fortifié ceignant un espace à peu près rectangulaire, large de deux cents coudées sur huit cents, tout juste bon à protéger des éleveurs et leurs troupeaux lors d’une attaque. Le triste état des murs et les montagnes de détritus témoignaient que l’endroit était négligé depuis la guerre contre les Kouchites, sinon davantage.

Les lanciers de Pachenouro étaient tout aussi abattus. Ils restaient debout au milieu du fort, la mine allongée, leur gouaille habituelle réduite au silence.

Pachenouro lança un ordre qui les poussa à s’affairer, puis il parcourut, les sourcils froncés, le terrain jonché d’éboulis en regardant l’édifice en ruine.

— Ce n’est pas un endroit où, moi, j’accueillerais un roi, chef.

— On n’en fera jamais un palais, convint Bak d’un air sombre. Le problème se pose en ces termes : peut-on rendre ces lieux non seulement habitables, mais agréables d’ici demain après-midi ?

Le Medjai esquissa un faible sourire.

De son côté, Houy examinait les murs croulants.

— Je n’avais pas mis les pieds dans ce fort depuis bien des mois. Il est en pire état que dans mon souvenir.

— Bien ! Voyons ce que nous avons ici, décida Bak d’une voix qu’il espérait confiante. Ensuite nous déciderons d’un plan d’action.

Les trois hommes longèrent le pied des murailles. Ils contournèrent des arbres, des buissons et des monticules de briques, trébuchèrent sur des racines, enjambèrent des trous béants, évitèrent des tas d’immondices secs et durcis laissés par des humains et par des animaux. Ils examinèrent les parties en ruine de la fortification, calculant l’effort nécessaire pour pratiquer des réparations temporaires mais efficaces. À la fin, ils montèrent un escalier érodé par le vent et l’eau au point de n’être plus qu’une rampe abrupte et inégale. D’en haut, ils eurent une vue d’ensemble du fort. Les lanciers, dégageant un espace pour leur campement, s’étaient remis à rire et à bavarder comme s’ils n’avaient pas un souci au monde. Bak les envia. Ce devait être agréable d’être libre de toute responsabilité.

Vaguement conscient du tumulte des eaux dans le chenal derrière lui, il réfléchit à la besogne qui les attendait. Terminer à temps serait difficile, mais pas impossible.

— Il faudra nettoyer le sol, dit-il à Pachenouro. Laisse tous les arbres et les buissons en place, du moins pour le moment. Ils donnent de la vie à cet endroit et le font paraître moins rude et désolé. Conserve les briques tombées qui sont encore intactes, et tout ce qui peut être réutilisé. Jette le reste au fleuve.

— Oui, chef.

— Les murs poseront le plus sérieux problème, constata Houy en fixant l’angle nord-ouest, percé par une large brèche irrégulière. Tu n’auras jamais le temps de fabriquer des briques neuves !

— Comblons les trous avec du moellon, proposa Pachenouro.

— Pour qu’Amon-Psaro se moque d’une forteresse aussi grossière ? Non, répliqua Bak. Si personne ne s’y oppose, nous pouvons abattre les maisons abandonnées d’Iken et récupérer les briques restées entières, que nous transporterons jusqu’ici.

— Excellente idée ! approuva Houy en souriant. Avec des effectifs suffisants, tu parviendras peut-être à transformer cette ruine en un cadre digne d’un roi.

— Je suis contraint d’accepter ton offre, concernant les hommes de Pouemrê, dit Bak à contrecœur. Pachenouro aura besoin de la moitié d’entre eux sur cette île, et de quatre ou cinq maçons pour leur apprendre à colmater les murs. Les autres resteront à Iken pour rassembler les briques et les charger sur la barge de transport.

— Entendu ! acquiesça Houy. Le sergent Minnakht est un brave homme, un homme estimable. Tu peux lui confier sans crainte la direction de la troupe qui travaillera en ville.

Ayant réglé le pire, Bak respira plus librement. Il ne s’illusionnait pas sur la difficulté de la tâche, cependant il la jugeait réalisable. Pour peu qu’Amon veuille lui sourire, à lui et à ses ouvriers, tout serait terminé avant que le souverain kouchite n’entre dans Iken.

De la porte du fort, Bak observait les lanciers de Neboua, qui constituaient le gros des effectifs chargés des travaux. Ils avaient monté leurs tentes, installé un foyer, distribué les outils, rangé les vivres et le matériel de réserve. Un soldat, agenouillé devant le feu, jetait des légumes dans une marmite tandis qu’un autre pétrissait du pain. Une demi-douzaine d’hommes s’étaient dispersés dans la partie nord du fort afin de nettoyer le sol de pierre et de terre battue. Leurs camarades emportaient les débris dans des paniers pour les jeter dans le fleuve, depuis le portail opposé. Ils avaient abattu une besogne colossale en un court laps de temps, pourtant ce qui restait à faire paraissait sans fin.

— Nous irons à la caserne dès notre retour à Iken, promit Bak à Pachenouro. Tu devrais avoir des bras supplémentaires vers midi, et des briques bien avant la tombée de la nuit.

Le Medjai hocha la tête et se hâta de rejoindre son équipe. En se tournant pour suivre Houy sur le sentier descendant vers l’esquif, Bak regarda machinalement les tourbillons dont le grondement résonnait, tout en bas. De là où il se trouvait, il ne voyait pas de chutes d’eau, mais il devinait à l’accélération du courant, au fracas lointain et aux jaillissements d’écume que le lit du fleuve formait une série de cascades.

Des navires parcouraient quelquefois ces rapides, quand la crue à son point culminant rendait le passage au-dessus des rochers suffisamment sûr. Au moyen d’épais cordages, des hommes postés sur les îles ou sur les affleurements rocheux tiraient à la main les vaisseaux à contre-courant, ou les guidaient vers les chenaux les plus profonds. La pitié que Bak ressentait pour Inyotef se mua en admiration à l’égard d’un tel navigateur, habile à manœuvrer dans les rapides comme dans les eaux moins turbulentes.

Il distingua à travers la brume une forme vague émergeant de la vapeur et des tourbillons. Il crut voir un instant une tête et des épaules. « Non, pensa-t-il. Impossible. » La forme disparut – fruit de son imagination, il en était sûr. Puis, dans les eaux plus calmes au-dessus du rapide, il la revit qui traversait lentement le courant en direction de la grande île. Une deuxième silhouette se détacha de la brume, suivie d’une troisième. La première atteignit le haut-fond près de la rive et se leva. Un homme… Non, un enfant !

Le policier plissa les yeux pour mieux voir, ne pouvant croire qu’un être humain eût réchappé à une telle force de la nature.

— Mes yeux m’abuseraient-ils ?

Houy, à mi-chemin, jeta un regard en bas et éclata de rire.

— Les hommes et les enfants de la région nagent facilement dans ces eaux. Ils utilisent des outres en peau de chèvre remplies d’air pour remonter à la surface chaque fois que le dieu Hapy les attire sous les eaux. Moi aussi, la première fois que je les ai vus, j’ai eu peine à en croire mes yeux.

— Ils possèdent plus de courage que moi ou plus de témérité.

— Le fleuve est au cœur de leur vie, lieutenant, de la naissance à la mort et de l’aube au crépuscule. Ils en connaissent toutes les ruses au long des saisons et savent les tourner à leur avantage.

Bak regarda le dernier petit garçon patauger vers la rive et s’ébrouer tel un chien.

— Je crois être assez bon nageur et j’aime l’eau, mais ces rapides ne me donnent aucune envie de me baigner.

— Tu as de la chance de savoir nager. Quant à moi, je me noierais dans un bassin.

— Tu n’as jamais appris ?

— Pourquoi crois-tu que je navigue avec tant de prudence ?

Remarquant l’embarras de son compagnon, Bak n’insista pas. Il ne voulait ni l’humilier ni susciter son antagonisme.

Alors qu’il déferlait la voile, un rectangle de lourde toile jaune vif, et hissait la grand-vergue, il tenta de renouer le dialogue avec l’officier, qui s’était installé à la proue, face à l’avant :

— Neboua m’a dit que tu as passé une grande partie de ta vie à Ouaouat.

— J’ai vécu quelque temps à Kemet, où j’ai servi dans les forteresses qui gardent nos frontières orientales. Une fois, j’ai même été ambassadeur au pays de Keftiou. Mais quand je pense à Ouaouat, je sais que mon foyer est là.

— J’ai appris que tu as gagné l’or de la vaillance en combattant sur cette terre stérile.

— C’était il y a vingt-sept ans, dans le lointain pays de Kouch, dit Houy, souriant à ce souvenir. J’étais une toute jeune recrue, dotée de plus de courage que de bon sens. Je me battais sans réfléchir et je risquais ma vie comme si j’étais immortel. Malgré mon imprudence, cette impétuosité a porté ses fruits et m’a valu de recevoir la mouche d’or.

Sur le visage de l’officier, Bak lut à la fois une légitime fierté et l’humilité d’un véritable brave. Il espéra que Houy n’était pas le meurtrier qu’il cherchait.

— As-tu eu l’occasion de voir le père d’Amon-Psaro ?

— Seulement de loin, lorsque nous avons remporté l’ultime bataille. Il était prisonnier, les bras entravés, la tête courbée dans sa honte d’avoir perdu son armée, des dizaines de milliers de vaillants soldats.

— Et Amon-Psaro ? Était-il là, lui aussi ?

— Non, ce n’était qu’un enfant, trop jeune pour marcher aux côtés de son père sur le champ de bataille. C’est seulement plus tard que nous avons lié connaissance.

— Quoi ? Tu as connu Amon-Psaro ? interrogea Bak, si surpris qu’il en oublia presque d’ajuster la voile afin de doubler la pointe sud de la grande île.

— Nous l’avons ramené en otage. Tu ne le savais donc pas ? Il a atteint l’âge d’homme dans la maison royale de Ouaset.

— Est-ce là que tu l’as rencontré ?

— Non. Je faisais partie du groupe qui l’a escorté vers le nord, répondit Houy d’une voix lointaine, écho de ses pensées replongeant dans les jours anciens. Nous avons passé de longues journées ensemble, en descendant le fleuve vers notre capitale. Au début, j’étais simplement son gardien, car j’avais ordre de l’empêcher de fuir pour rejoindre son père. Plus tard, quand nous sommes arrivés trop loin pour qu’il espère encore regagner Kouch, nous avons passé du temps à jouer, à lutter, à pêcher et à chasser. J’aime à croire que je l’ai aidé à oublier sa solitude, et sa tristesse d’avoir quitté son foyer et sa famille.

Bak avait la sensation d’avoir trouvé un filon d’or dans un cours d’eau tari en plein désert. Non seulement Houy avait côtoyé Amon-Psaro, mais ils avaient été intimes. Au point de faire de l’officier l’ennemi juré du roi ?

— Vous étiez donc bons amis.

— C’était mon frère ! dit Houy, dont le sourire se teinta de nostalgie. J’étais très jeune, moi aussi, dans mon cœur juste un enfant. Quand nous nous sommes dit adieu, aux portes de la maison royale, je suis parti les joues baignées de larmes, sachant que je ne le reverrais jamais.

Il disait la vérité, Bak en était sûr, mais était-ce bien toute la vérité ?

— Tu es sans doute impatient de le retrouver.

— Trop d’années se sont écoulées pour qu’il se souvienne de moi.

Sous ce ton détaché, Bak saisit une certaine nuance : Houy espérait qu’Amon-Psaro le reconnaîtrait. Voyait-il dans le roi l’ami perdu tant d’années plus tôt, ou l’ennemi de toujours ?

 

— Lieutenant Bak ! Lieutenant Bak ! cria un petit garçon de sept ou huit ans, au bout du quai nord.

— Qu’y a-t-il ?

Bak abaissa la vergue et le bateau, emporté par son élan, pénétra dans les eaux calmes du port.

— J’ai un message pour toi, lieutenant, de la part du Medjai Kasaya.

— Parle.

— Il a trouvé celui qu’il cherchait. Rends-toi immédiatement au marché, du côté des enclos.

 

Bak s’arrêta à la limite du marché pour scruter l’étendue sablonneuse menant aux parcs à bestiaux. Quelque part derrière, il avait perdu Houy. L’officier avait insisté pour l’accompagner, arguant qu’il tenait à parler en sa présence au sergent Minnakht et aux hommes de Pouemrê.

Bak repéra immédiatement Kasaya. Le grand Medjai se trouvait à côté d’un enclos dans lequel un Kouchite long et sec, en pagne étriqué, tentait d’attacher un énorme bœuf. La bête furieuse virevoltait en beuglant, soulevant un nuage de poussière qui dissimulait à demi Kasaya, trois des lanciers qui l’assistaient dans ses recherches et un petit garçon à la peau foncée. Le dominant de toute sa taille, Kasaya le retenait par les épaules, qui semblaient bien frêles sous ses énormes mains. Bak s’avança rapidement vers eux.

Le gamin le regarda s’approcher en ouvrant de grands yeux terrifiés. « Kasaya a dû tenter de lui expliquer qu’il n’a rien à craindre de nous, pensa Bak – qu’en fait, nous essayons de l’aider à rester en vie. Pourquoi, alors, a-t-il si peur ? »

Sans avertissement, l’enfant se dégagea, esquiva la main qu’un lancier tendait pour le retenir, passa sous l’enclos et fila à travers la poussière en direction d’une rangée d’étals à l’autre bout du marché.

— Rattrapez-le ! hurla Bak, sachant que dans la foule, il serait impossible de le retrouver.

Il fonça sur le sable, déterminé à intercepter le petit fugitif. Kasaya et les lanciers se déployèrent pour former un arc afin de le rabattre dans les bras de leur chef. Celui-ci se retrouva à moins de dix pas de l’enfant et ralentit, prêt à bondir. Les soldats resserrèrent le cercle. Ramosé, aussi désespéré qu’une gazelle harcelée par une meute de chiens sauvages, décontenança Bak en courant droit sur lui. Le lieutenant tenta de s’en emparer, mais l’enfant se baissa et détala sur le côté. Les doigts de Bak effleurèrent une peau tiède et moite, mais se refermèrent sur le vide. Un moment plus tard, le petit sourd-muet se perdait parmi la foule de clients.

Furieux, Bak se retourna vers ses hommes :

— Imbéciles ! Comment avez-vous pu le laisser filer ?

— Je n’ai pas pu le retenir, chef, se défendit Kasaya, effondré. Je te jure que c’était impossible ! Il glisse entre les doigts, une véritable anguille.

Bak respira profondément pour dominer sa colère et sa frustration. Lui-même n’avait pas fait mieux qu’eux.

— Où est le garde que je t’ai envoyé ?

— Dans l’entrepôt où nous avons découvert l’enfant, expliqua Kasaya, en indiquant le centre de cinq bâtisses communicantes, à peu de distance. Je lui ai recommandé de veiller sur les affaires du petit.

— Il n’y retournera pas, répliqua Bak, furieux de devoir chercher pratiquement sans espoir dans les allées bondées du marché. Séparons-nous et tentons de le retrouver.

Bak restant au centre, ils plongèrent dans la foule. Dans le moindre passage se pressaient des hommes, des femmes et des enfants de toutes conditions, vivant dans le Ventre de Pierres ou venus de loin pour voir le dieu. Quelques-uns marchandaient. D’autres flânaient d’étal en étal, tâtaient les fruits et les légumes, soupesaient les jarres, soulevaient la première couche d’un panier à la recherche de la perfection – ou de la pourriture – cachée sous la surface. Certains scrutaient les marchandises, en quête d’une bonne affaire, ou contemplaient avec regret des objets trop coûteux pour leurs maigres moyens.

La chaleur et une multitude d’odeurs enveloppaient les étals de nourriture, les braseros des forgerons et toute cette masse d’humanité. Des cris et des rires perçaient le brouhaha. Bak bouscula un homme et fut bousculé par un autre. Il buta sur une brique qui maintenait le coin d’une bâche et trébucha contre un âne, qui tourna la tête pour lui montrer les dents. La sueur ruisselait sur son torse, la colère et la frustration assombrissaient son visage, décourageant les aigres commentaires de ceux dont il écrasait les pieds.

Soudain monta la longue plainte aiguë et horrifiée d’une femme désespérée. Le silence s’abattit sur le marché, comme si tous attendaient un autre hurlement. Un murmure de curiosité s’enfla en une cacophonie de suppositions inquiètes.

Bak courut dans la direction d’où provenait le cri, écartant les gens de son chemin. Il emportait rarement son bâton de commandement, mais, pour une fois, il regretta de l’avoir laissé à Bouhen. Des sanglots éclatèrent, le guidant vers son but, où un attroupement se formait déjà autour du malheur d’autrui.

Il brisa le cercle de badauds et s’arrêta net.

— Non ! cria-t-il, les mots s’arrachant de sa poitrine comme il découvrait la scène. Non !

Moutnefer, la fille de l’armurier, était agenouillée au-dessus du petit muet, secouée de sanglots montant du plus profond d’elle-même. L’enfant gisait sur le côté dans la poussière, au milieu d’une dizaine de jarres renversées, dans une mare de sang. Ses bras et ses jambes maigres étaient écartés, ses yeux et sa bouche grand ouverts, comme s’il restait aussi terrorisé dans la mort qu’il l’avait été dans la vie. Une dernière goutte de sang s’accrochait au bas d’une longue et profonde entaille en travers de sa gorge.

 

— Le capitaine Houy est resté auprès du corps, chef, selon tes instructions. C’est lui qui a ordonné à la foule de se disperser.

Kasaya regardait droit devant lui, incapable de soutenir le regard de Bak. Il n’avait pas non plus le cœur à voir la paillasse dissimulée derrière une réserve de brocs en terre cuite, de braseros et de récipients au fond de l’entrepôt, illuminés par une torche fixée au mur. Le drap était taché ; un bol sale attirait les fourmis. Une cuvette réunissait quelques trésors enfantins : un crocodile et un chien en bois, une balle, un bateau, un coutelas dans sa gaine qui devait avoir appartenu à Pouemrê, et une petite palette de scribe en ivoire, avec des pains d’encres rouge et noire dans leurs cavités, et une fente étroite contenant deux calames.

À genoux devant le lit improvisé, Bak pouvait à peine se résoudre à les regarder lui-même. Il se sentait aussi coupable que Kasaya et les lanciers. S’ils n’avaient pas poursuivi l’enfant, il ne se serait peut-être pas jeté dans les bras de son meurtrier.

— Et les autres ?

— Ils étaient tous au marché, chef.

— Tous ? s’étonna Bak, incrédule.

— Oui, chef, confirma Kasaya, qui déglutit péniblement. Le commandant Ouaser est arrivé peu après ton départ pour voir ce qui se passait, accompagné de sa fille Aset. C’est elle qui a compris que le choc déclenchait les douleurs, et qui a emmené Moutnefer. Le lieutenant Nebseni est arrivé en courant, comme les lieutenants Senou et Inyotef, chacun d’une direction différente.

Bak se frotta les yeux comme pour effacer les images qui semblaient fixées sur sa rétine. Personne n’avait été témoin du meurtre, personne n’avait remarqué l’enfant, pas même Moutnefer, jusqu’à ce qu’il s’agrippe à sa jupe par-derrière, et que ses jambes cèdent sous lui.

Le policier se leva, étreignit Kasaya à l’épaule et lui adressa un faible sourire.

— Dis aux hommes de Neboua d’aller faire leur rapport à Pachenouro, sur l’île, puis trouve-moi un panier. Nous allons porter les affaires du petit chez Moutnefer. Ses frères et sœurs seront heureux d’avoir les jouets ; quant au reste, elle pourra le conserver en souvenir.

Lorsque Kasaya fut parti, Bak nettoya le bol à l’aide d’une poignée de paille, secoua le drap et le plia soigneusement avant de les poser avec les autres objets dans le panier. La vue de chacun d’eux lui serrait le cœur et le renforçait dans sa détermination à capturer le meurtrier de Pouemrê – un être assez vil pour égorger un enfant sans défense. Bouillant de colère, il jeta un coup d’œil autour de lui afin de s’assurer qu’il n’oubliait rien, et de chercher il ne savait quoi. Un fragment de poterie, portant l’esquisse d’un dessin ? Il fouilla dans la paille sans rien trouver.

Toujours accroupi, il examina les objets en terre cuite amassés tout autour du lit. Il n’eut qu’à tendre le bras pour ramasser un broc à large col, posé à côté d’une pile de bols alors qu’il aurait dû être rangé avec les autres jarres. Des objets s’entrechoquèrent à l’intérieur, contre les parois.

Murmurant une rapide prière à Amon, il retourna le broc. Quatre tessons de poterie en tombèrent, chacun couvert de dessins grossiers à l’encre rouge ou noire. Quelquefois trois ou quatre images se superposaient, les silhouettes rouges se mêlant aux noires, ce qui rendait difficile de les distinguer les unes des autres. Une scène, aux traits noirs appuyés, montrait deux hommes de Kemet dont l’un enfonçait une lame dans la gorge de l’autre, au-dessus d’une ondulation représentant de l’eau. Les silhouettes étaient en tout point semblables à celles que Bak avait vues sur l’esquisse chez Pouemrê, et assurément dessinées par la même main.

L’enfant, et non Pouemrê, en était l’auteur. Quel meilleur moyen de communiquer, lorsqu’on ne peut ni parler ni entendre ? Les premiers dessins étaient-ils destinés uniquement à son maître, ou avait-il eu l’intention de les donner à quelqu’un – peut-être à Moutnefer – pour lui transmettre un avertissement ? Bak ne le saurait jamais, cependant il penchait pour la seconde hypothèse.

La main droite d'Amon
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